"Nous sommes un"

01.03.2024

Nous étions faits pour nous entendre. Car ce que défend la photographe Lilia Zanetti, c’est finalement aussi l’un de nos leitmotivs ; de la matière artistique déployée en tout lieu, en tout temps, avec la recherche d’un lien durable et de qualité avec les personnes. À l’automne, sa captivante exposition a mis à l’honneur trois mois durant les visages du marché du Neuhof, épicentre de cette expérience. Pour les exposer, elle s’est accaparée tous les recoins de l’espace public avoisinant le marché, des grilles du parc de jeux aux entrées d’immeubles, en passant par les façades des différents commerces.
Ce terrain de jeu à ciel ouvert, c’est aussi la création d’espaces insoupçonnés de sublimations et de frottements ; en effet pas si simple d’aborder la complexité des représentations, du regard sur soi, des autres sur soi. Les photos ont aussi été volontairement abandonnées aux aléas du temps et de leur milieu naturel, une façon de questionner l'éphémère, la mémoire, l’art dans l’espace public. Mais cette exposition raconte surtout autre chose : les longues heures à arpenter l’Allée Reuss, à se rencontrer, les destins de vie chuchotés à l’oreille, et la folle envie (nécessité ?) de se mettre pleinement en relation avec les personnes en prenant le temps. Échange avec une portraitiste populaire qui s’ignore encore.

« Nous sommes un » © Celim Hassani

Peux-tu nous raconter comment t’es venue l’idée de cette expo ?

J’ai découvert le quartier du Neuhof en intégrant l’équipe de l’Espace Django en 2019 et j’ai tout de suite adoré ce quartier. En 2022, je change de voie professionnelle et cela marque le point de départ du projet au marché. J’avais envie de retranscrire en images la belle expérience que j’avais vécu ces dernières années sur ce territoire. Il me fallait un point de départ et selon moi, le marché représente l’un des points emblématiques du quartier du Neuhof, l’un des plus représentatifs de son ambiance. On s’y rencontre, on échange, on entend plein de langues différentes… c’est un petit aperçu du monde. Hulusi, un habitant du Neuhof qui est d’ailleurs dans l’exposition, résume dans les grandes lignes l’idée de ce projet « Regarde, il y a combien de sortes de têtes dans ce marché ? Il y a des noirs, des blancs, des faibles, des forts, des gens paralysés… il y a tout ici, le monde c’est la même chose. »

Comment as-tu réussi à créer cette connexion avec les habitant·es ?

Mon ancien poste de chargée de communication à l’Espace Django m’amenait à déambuler dans le quartier pour faire connaître le projet et sa programmation : collage d’affiches, porte à porte, diffusion des programmes et des flyers. Lorsque j’ai commencé le projet photo au marché, j’étais déjà « identifiée » par les habitant·es. Ensuite, le projet a duré un an. Je suis allée tous les jeudis (ou presque !) sur le marché, avec ou sans appareil photo d’ailleurs. Selon moi, une présence sur le long terme et régulière est l’un des éléments indispensable pour créer du lien et de la confiance. C’est indispensable de prendre le temps en s’ancrant réellement sur le territoire avec lequel on travaille afin de créer une connexion.

« Nous sommes un » © Lilia Zanetti

Quel message souhaites-tu faire passer à travers ces photos ?

À mon arrivée à Strasbourg en 2019, j’ai vite découvert l’image que certain·es pouvaient avoir du quartier du Neuhof, une image dégradée et victime de clichés, la même image qui est d’ailleurs véhiculée au sujet des quartiers en général en France. Mon expérience personnelle me prouvait le parfait inverse, c’est un quartier vivant, accueillant et solidaire avec un réseau associatif très actif. Partir du particulier avec ce sujet au marché du Neuhof, pour évoquer une généralité, un sujet plus large qui touche finalement beaucoup de banlieues françaises. À travers ces photos, c’est un message de paix, d’union et d’amour que je voulais transmettre.

Tu as décidé d’exposer dans la rue, laissant les photos à la merci du temps, des intempéries, de possibles dégradations, pourquoi ce choix ?

L’idée était de rendre à l’Allée Reuss ce qu’elle m’avait offert/donné durant toute cette année. En fait, je ne voulais pas cloisonner ces images dans un lieu, et j’avais envie qu’on puisse tomber dessus par hasard, dans son quotidien, en allant faire ses courses, chercher ses enfants à l’école, ou en rentrant chez soi. J’espérais aussi créer un nouvel espace d’échanges avec des personnes qui s’arrêtent et reconnaissent leur voisin·e par exemple. Insérer l’art là où il n’est pas habituellement pour finalement le désacraliser et toucher un public plus large. La rue, et donc l’Allée Reuss, celle du marché, me paraissait être l’endroit le plus évident à mon sens pour exposer ces photos-là. La question de l’appropriation de l’art dans l’espace public m’intéresse et me questionne. J’avais justement envie que l’exposition soit vivante, j’espérais qu’il y ait de l’interaction et cela faisait pleinement partie du processus. Très rapidement, quelques photos ont d’ailleurs été déchirées, et au-delà d’un aspect esthétique, c’est ce que ce geste représente qui m’intéresse car il y a plusieurs réalités qui s’y cachent. Ces déchirures ont finalement été la base de nombreux échanges que j’ai pu avoir avec des habitant·es du quartier, et cela me permet également d’évoluer. Quant aux dégradations liées aux intempéries, j’aime l’idée que les photos évoluent avec le temps. Il y a derrière cette idée une réflexion sur le temps qui passe, sur ce qui est éphémère, de passage, une question de mémoire.

« À travers ces photos, c’est un message de paix, d’union et d’amour que je voulais transmettre. »

D’ailleurs, as-tu eu rencontré des difficultés dans le fait d’exposer à même le mobilier urbain, les commerces, ou encore les entrées d’immeuble ?

Disons que cela m’a demandé d’être rigoureuse en termes de coordination, de suivi avec les différentes demandes d’autorisation d’affichage car les espaces n’appartenaient pas aux mêmes propriétaires, ainsi que sur la logique globale du parcours. J’avais envie d’éparpiller toutes les images un peu partout le long de l’Allée Reuss alors j’ai commencé par m’imaginer le parcours idéal et ensuite il s’agissait de le réaliser ! Heureusement, l’équipe de l’Espace Django et la Direction de territoire du Neuhof, Gilles et Lucia, m’ont grandement aidé à faire le lien avec les bailleurs sociaux et les commerçants. En parallèle, j’ai longuement hésité sur la forme, le choix du support car je recherchais quelque chose qui puisse se fondre dans l’architecture déjà existante sans dénaturer l’environnement dans lequel était exposées les photos.

C’était ta première expo, comment l’as-tu vécu ?

C’était une chouette expérience évidemment. Au début du projet, je n’avais aucune idée que cela allait devenir quelques mois plus tard une exposition. Je réalisais ce projet sans connaître d’avance la direction que cela allait prendre. Au fil des mois et des photos accumulées, l’idée de rendre visible ce travail a commencé à naître. J’ai proposé ce projet à l’équipe Django (la famille !) qui me soutient depuis le début. Ils ont accepté et m’ont laissé carte blanche ! De là, tout s’est enchaîné assez rapidement. Par ailleurs, j’ai été accompagné tout au long du projet par les photographes Dominique Pichard et Philippe Domingos, leurs conseils m’ont été précieux. J’ai énormément appris et c’était fou de pouvoir réaliser librement ce que j’avais envie de faire. Merci à toutes les personnes qui ont rendu ça possible.

Qu’est-ce qui t’anime dans la pratique de la photo ?

Mon travail porte sur des questions sociales et sociétales en plaçant toujours l’humain au centre. Mes photographies questionnent la relation entre la société, ses représentations, ses codes et les mouvements qui l’animent dans un souci de justice sociale. Cette pratique me permet d’abord de faire des rencontres incroyables, d’échanger avec beaucoup de personnes, elle m’offre une ouverture sur le monde. Aussi, j’essaye à mon échelle de créer des images pour rendre compte, des images pour créer du lien, des images qui ont du sens.

Et pour finir, as-tu un souvenir marquant à nous partager de tous ces moments passés au marché ?

Quand on me demande le prix d’un article alors que suis avec un commerçant derrière son stand, ça me fait toujours rire !